Le corps de la femme (2)

Partie 2 : La modification culturelle

L’alimentation

L’alimentation, elle aussi, a changé. On ne mange plus aujourd’hui comme on l’a fait pendant longtemps. Cette modification rapide et mondiale tend à s’uniformiser, en dépit des climats et des ressources climatiques et géographiques de chaque pays.

Certaines modifications des modes alimentaires sociaux, comme l’émergence de l’empreinte sociale des fast food ou de certains régimes spécifiques. En effet, ils contribuent probablement à favoriser l’apparition des troubles des conduites alimentaires.

Il est important de rappeler le principe premier de l’alimentation : apporter les nutriments nécessaires au corps et à son bon fonctionnement.

Les repas familiaux, festifs, traditionnellement hypercaloriques, ne sont plus vécus dans la joie et le partage, mais dans la culpabilité. Chaque bouchée est avalée dans la douloureuse perspective des mesures diététiques à fournir pour en contrecarrer les effets.

Une modification collective

Après des siècles d’angoisse quant à la faim, nous sommes actuellement en situation de pléthore alimentaire.

Si autrefois, en période de disette, il était de bon ton de se montrer gros et d’exhiber par là sa richesse, à notre époque, l’appartenance aux classes socio-économiques les plus favorisées se traduit par la minceur. Minceur inscrite dans l’inconscient collectif comme le signe des capacités de maîtrise de soi.

La logique du repas n’est plus le bien manger. Elle est devenue la lutte contre le poids.

« Comment manger, seul ou entre amis, sans grossir », « 5 aliments à éviter pour un ventre plat ». Les magazines proposent aux moments des fêtes des régimes salvateurs, qui permettent de faire face au danger des repas collectifs obligés.

Le changement dans le conditionnement et la production des produits alimentaires a aussi contribué à une modification qualitative et quantitative des ressources, et de la façon de les préparer. Le repas autrefois très socialisé et ritualisé, est aujourd’hui de plus en plus individuel.

La qualité des aliments s’est modifiée et les ingestions sont plus brèves, plus répétées, sous forme de grignotage.

Autrefois dictée par la tradition, l’alimentation suit aujourd’hui le désir et la volonté individuelle.

Mais les repères de ces décisions individuelles sont biaisés. Face aux pressions publicitaires et aux multiples propositions, l’individu se trouve pris dans un tiraillement anxieux.

L’accès à la nourriture est facilité (à toute heure, partout, en un temps de préparation minimum), et le désir excité par l’offre, la publicité et la diversité. Le sujet est alors en conflit entre des pulsions alimentaires activées et un idéal de minceur.

Nos sociétés font alors face à un désarroi au moment du choix des repas.

Si les anorexiques réagissent par une attitude de refus alimentaire, les boulimiques, elles, s’abandonnent à une consommation alimentaire excessive et sans retenue, tout en s’efforçant de respecter la norme esthétique. Cette « non-maîtrise » de soi, cette incapacité de retenue sont vécues comme un échec cuisant, qui vient porter une atteinte importante au narcissisme.

Le lien au corps dans la modernité

Après des temps de répression, de discrétion, le corps s’impose aujourd’hui comme sujet de prédilection du discours social.

Ce qui demeure pourtant, c’est la séparation faite entre l’homme et son corps. Le traditionnel dualisme corps/esprit fait place au dualisme contemporain qui distingue l’homme de son corps. Le corps est instrumentalisé, perçu comme une matière à travailler, une possession.

L’homme « a » un corps. Alors que intrinsèquement, l’homme « est » son corps. L’homme est indissociable de son corps, qui incarne son être au monde, ce sans quoi il ne serait pas.

Cet imaginaire du corps suit le processus d’individualisation qui marque les sociétés occidentales depuis la fin des années soixantes. Investissement de la sphère privée, souci du moi, atomisation des acteurs sociaux, multiplication des modes de vie, obsolescence rapide des références et des valeurs, indétermination.

Face à cette désymbolisation du monde, à la perte de repères sociaux rassurants, le corps devient un refuge, une valeur ultime. Ce qui explique l’investissement croissant qu’il suscite. Investissement ou repli narcissique qui traduit l’absence des autres.

Contre l’effacement du lien social s’opère un mouvement de défense, de retour sur soi, le moi devient le seul repère.

« Quand l’identité personnelle est en question à travers les remaniements incessants de sens et de valeurs qui marquent la modernité quand les autres se font moins présents, que la reconnaissance de soi fait problème, même si ce n’est pas à un niveau très aigu, il reste en effet le corps pour faire entendre une revendication d’existence ». (David Le Breton.)

Le corps devient alors surface de projection. A travers la mise en ordre et en sens de soi, par la médiation du corps, l’individu agit symboliquement sur le monde qui l’entoure.

L’agencement de signes corporels marque une identité sociale, dans la recherche d’une unité en tant que sujet.

Les comportements sportifs compulsifs, la boulimie ou encore les régimes stricts, sont des comportements centrés sur l’individu. Ils transforment le corps, et donnent l’illusion de se « re-créer » soi-même.

On peut alors comprendre que notre époque favorise l’apparition de pathologie du narcissisme, avec le recours comme tentative de se recréer des frontières et un sentiment de soi mieux défini.

Eloge du corps et narcissisme

Un des mythes de la modernité fait passer pour « libération du corps » ce qui est en réalité éloge du corps sain, beau, mince, jeune, hygiénique…

Les valeurs de la modernité mises en avant par la publicité, les médias, sont celles de la jeunesse, de la minceur et de la séduction. Le décalage entre le corps de l’individu et le modèle proposé explique le recours croissant aux pratiques autour du corps, et le succès de la chirurgie esthétique ou réparatrice, des cures d’amaigrissement.

Plus que libération du corps, c’est d’une libération de soi dont il est question. Le sujet est en quête d’un sentiment d’épanouissement, et ce par l’intermédiaire de son corps, ses activités physiques, son apparence.

Cet engouement pour le corps contribue à durcir les normes sociales d’apparence corporelle. Pour les femmes, il faut être mince, belle, bronzée, en forme et jeune. L’homme lui, doit être fort, bronzé, riche et dynamique.

L’image du corps : origine

On reprend ici la notion d’image du corps, telle qu’elle est définie en psychanalyse. Avec tout d’abord, un rappel de la constitution chez l’enfant d’une image de soi, en référence au stade du miroir de Lacan.

Ce stade du miroir est une expérience que l’on peut observer chez l’enfant entre 6 et 18 mois. C’est la première expérience de son identification que l’enfant va y jouer. Identification qui va s’effectuer progressivement comme une espèce de conquête qu’il va accomplir à partir de sa propre image projetée dans le miroir.

Précisons d’abord deux notions importantes :

  • Le fantasme du corps morcelé. L’enfant ne vit pas son corps comme une totalité unifiée. Il n’arrive pas à distinguer son corps de ce qui lui est extérieur. Il le perçoit comme quelque chose de dispersé, de morcelé (comme dans la schizophrénie). C’est le stade du miroir qui va mettre un terme définitif à ce fantasme et qui va permettre à l’enfant d’accéder à un vécu psychique de son corps, une représentation de son corps comme une totalité unifiée.
  • La représentation du corps propre. C’est la représentation totale de son corps en une seule image pour l’enfant. C’est également une identité. L’enfant s’identifie à sa propre image.

On peut distinguer trois étapes dans le stade du miroir :

  • La première. Dans cette première étape, tout se passe comme si l’enfant percevait sa propre image dans le miroir non pas comme une image mais comme un être réel et il se comporte en face de son image, à cet âge-là, comme il se comporte en face de son semblable enfant. Cela prouve qu’il n’est pas encore capable de discriminer de façon très précise ce qui est lui de ce qui n’est pas lui, par exemple, il y a des enfants qui pleurent en voyant les autres tomber. Cela prouve aussi que c’est à travers l’image du miroir que l’enfant commence à se repérer, qu’il se vit lui-même, qu’il cherche à se situer.
  • La seconde. C’est le moment où l’enfant finit, à force de répétitions, et surtout, à force de maturation psychique par comprendre que l’autre du miroir n’est qu’une image, c’est-à-dire que ce n’est pas un être réel. Là, on observe que l’enfant ne fait plus aucune tentative pour attraper l’enfant dans le miroir. Il a compris qu’il ne s’agissait pas d’un autre réel.
  • La troisième. L’enfant finit par reconnaître que l’autre du miroir est une image, et que cette image est la sienne. De ce point de vue, on peut dire que l’enfant accède à un savoir qu’il n’avait pas. Cette reconnaissance est la preuve d’un savoir sur soi. C’est aussi la preuve que l’enfant finit par percevoir son corps comme un corps unifié. C’est une anticipation imaginaire.

Le stade du miroir se réalise antérieurement à l’acquisition du schéma corporel. Nous allons donc évoquer la différence entre image du corps et schéma corporel.

Le schéma corporel

Le schéma corporel est le « même » pour tous les individus. Il est en partie inconscient mais aussi préconscient et conscient alors que l’image du corps est éminemment inconsciente.

Le schéma corporel est une réalité constituée à partir de perceptions. Nous pouvons préciser en disant que c’est un ensemble de processus perceptifs et organiques qui nous permettent de saisir l’unité de notre corps.

Par exemple, c’est ce qui nous permet de pouvoir localiser à une partie très précise de notre corps, quelque chose qui lui arrive, que ce soit une excitation de type plaisir ou de type douleur.

L’image du corps

L’image du corps est propre à chacun, elle est liée au sujet et à son histoire. Elle est la conquête progressive de l’unité qui permet la maîtrise de la totalité de notre corps. Elle est avant tout imaginaire et composée non seulement des fantasmes de notre première enfance mais aussi par ceux de tous les conflits affectifs qui ont bouleversé et composé l’histoire de notre vie.

L’image du corps est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles, mémoire inconsciente de tout le vécu relationnel.

L’acquisition de l’image de soi ne peut se faire que par la médiation de l’image et du regard d’autrui. Elle passe donc par le désir de l’autre et ne peut échapper aux pulsions de vie et de mort.

Un schéma corporel sain peut coexister avec une image du corps perturbée. De même, qu’un schéma corporel troublé peut coexister avec une image du corps saine.

Les yeux sont pour chacun de nous autant de miroirs pour refléter notre corps, mais ce ne sont pas des miroirs fidèles et ils troublent l’image que nous souhaitions y rencontrer.