L’isolement dans les troubles du comportement alimentaire

“Si je devais trouver une image pour évoquer les troubles alimentaires, je penserais à un désert, ou à un paysage lunaire, en tout cas une terre hostile et inhabitée. La solitude est, avec ce froid aux os si particulier, une des choses qui me glacent encore. J’avais écrit, il y a des années, je me souviens, vouloir quitter l’île aux squelettes.

L’anorexie, la plupart du temps, se voit, la boulimie beaucoup moins, voire pas du tout. Et, entre les deux et au-delà il y a d’autres déclinaisons de difficultés alimentaires qui isolent (orthorexie, hyperphagie). L’une des choses les plus partagées par les êtres humains sont les repas. Les éviter, les contourner ou les régurgiter demande des stratagèmes complexes, en eux-mêmes épuisants. Bien souvent l’évitement devient la règle.

Ce à quoi on ne pense pas forcément – mais on ne peut pas -, quand on est dans l’obsession des calories, de ne pas grossir, c’est que quand cela dure, et hélas souvent cela dure, cet évitement va avoir pour conséquence que beaucoup de proches vont nous laisser sur le côté. On n’invite plus quelqu’un qui dit tout le temps non, on ne propose plus. Surtout si on ne sait pas pourquoi et que la personne alterne les prétextes. C’est ce que je j’ai fait, longtemps. Il y a aussi des fois où je ne pensais pas sortir parce que je n’arrivais pas à fermer mon jean, ou simplement je me sentais si grosse qu’il était impensable de se montrer ainsi ; mais, comme je savais que ce n’était pas rationnel, je ne pouvais pas dire ça à mes amies. Du moins, je le pensais. Il s’est avéré plus tard qu’elles auraient préféré entendre la vérité que toutes les raisons alambiquées que je leur donnais. J’ai perdu énormément d’amies dans ma vie, et j’aurais aimé réussir à être plus sincère. On apprend, par la force des choses, à mentir. Comme on se ment déjà à soi-même, ou plutôt qu’on a deux pensées distinctes qui, bien qu’opposées coexistent, cela se fait presque tout seul.

Le problème, c’est que même si très – mais souvent mal – médiatisés, les troubles alimentaires demeurent assez peu compris, de manière générale. Il y a encore beaucoup de jugement, surtout sur la boulimie. L’anorexie, elle, fascine autant qu’elle terrifie, ce qui biaise fréquemment la relation avec la personne qui en souffre. Les esquives liées au camp de concentration qu’on a dans la tête dès qu’il s’agit de manger ou de ne pas le faire, de décider quoi et en quelle quantité, nous font encore passer auprès du personnel médical pour des patientes retorses et manipulatrices.

Or quand la maladie malheureusement se chronicise, si par exemple la personne ne peut pas travailler, n’a pas l’occasion de faire des rencontres, elle se retrouve seule avec ses obsessions, et il y a là une sorte de cercle vicieux – un parmi d’autres. On oublie beaucoup que les adolescents ne sont pas les seuls touchés et surtout que, devenus adultes, ils n’ont pas forcément guéri. Fréquemment, du fait de longues hospitalisations, ils ont eu une scolarité chaotique. Ils n’ont pas emprunté l’autoroute, ni même la route nationale, mais un petit chemin dans les broussailles, à peine visible, tortueux et douloureux. Ils en sont tout griffés. Parfois difficiles à approcher, outre l’éventuelle maigreur qui effraie. Souvent compliqués au quotidien, parce que tourmentés, et porteurs d’une histoire difficile, de beaucoup de souffrances passées ou encore présentes. Manger en public peut rester un vrai problème, longtemps, voire toujours. La dysmorphophobie ne disparaît pas chez tout le monde, même quand les symptômes s’améliorent. Or cette vision déformée de soi est très souvent impossible à expliquer, encore trop mal interprétée – oui, une fille qui pèse quarante petits kilos peut réellement se percevoir comme énorme. Beaucoup d’aspects des troubles alimentaires sont difficiles à partager avec qui ne connaît pas près.

Nous avons donc besoin d’échanger avec d’autres personnes qui vivent cela de l’intérieur, c’est un énorme soutien dont je reparlerai, mais je crois que nous avons autant besoin du « reste du monde ». L’enfermement sur soi-même fait déjà tellement partie du problème. Mais cela nous demande parfois un tel effort sur nous-mêmes qu’il faudrait que le regard porté sur ces troubles soit plus doux, plus tolérant. Je crois que là-dessus il y a encore beaucoup de travail d’information à faire – une information bienveillante.”